Le Prix Lizzie Magie

Présentation

Le Prix Lizzie Magie récompense l’engagement social, politique ou environnemental mis en œuvre lors de la création, la fabrication ou la diffusion de jeux de société. Il récompense également des démarches de création ludique montrant la volonté de dépasser la simple recherche du divertissement ou de l’innovation mécanique. En somme, il souhaite mettre en avant ce que les jeux de société apportent à la société en tant qu’objet culturel.

Le jeu de société reste pour beaucoup un “jouet avec des règles”, un objet dont la fonction principale est le divertissement. Cependant, au même titre que le cinéma ou la littérature, ce média peut porter des propos très divers : il peut entre autres se révéler dramatique, engagé, informatif, ou représenter une performance artistique.

Les actions réalisées en jeu ainsi que le traitement du thème sont autant de stimuli culturels qui impactent nos représentations du monde. Pourtant, dans le secteur du jeu de société, dont les membres du jury font partie, ces considérations restent marginales. Trop peu d’auteurs et autrices prennent encore la mesure de leur responsabilité et des possibilités de leur média. Attentives au marché, les maisons d’édition appliquent majoritairement aux prototypes un traitement régressif et porté vers l’évasion. Les distributeurs sont frileux à soutenir des créations alternatives qui peuvent sembler peu rentables. Très majoritairement, les ludicaires, les ludothécaires et les animateurs en bars à jeux ou festivals ainsi que les médias perpétuent l’image du jeu comme un divertissement sociétalement anodin. Enfin les joueurs et joueuses pratiquent le jeu comme il a toujours été présenté : un divertissement. Les membres du jury eux mêmes incluent leurs usages dans ces constats. Bien entendu, à chaque étape des exceptions existent, et le jury souhaite les valoriser.

Depuis trente ans, le jeu de société connaît un véritable âge d’or en termes de création et de production : il lui reste encore à acquérir sa maturité culturelle. Le prix Lizzie Magie souhaite donc promouvoir des démarches qui lui permettent d’aller dans ce sens.

Le Jury

Créé en 2021 à l’initiative de la Toile Ludique Rennaise et porté par le festival Rennes en Jeux, le prix Lizzie Magie rassemble un jury composé de personnes issues du milieu professionnel ludique et culturel. Ce jury prime en toute indépendance des auteurs et autrices, des jeux, des maisons d’édition ou des associations, sans catégories définies. Le nombre et la nature peuvent varier d’année en année. Les prix sont remis à l’occasion du festival Rennes en Jeux, qui a lieu chaque année début février à Rennes.

La composition du jury évolue d’année en année afin d’inclure de nouveaux points de vue et ainsi maintenir l’ouverture, le dynamisme et la pertinence de ses réflexions. Tout au long de l’année, les membres effectuent un travail de veille et débattent des démarches qui méritent, ou non, d’être primées. Son radar ayant ses limites, si vous souhaitez mettre en avant votre jeu ou votre démarche auprès du Jury, vous pouvez le contacter à l’adresse prix.lizzie.magie@toileludiquerennaise.fr.

Le jury a souhaité nommer ce prix “Lizzie Magie” afin d’honorer Elizabeth Magie Phillips, autrice originelle du Monopoly spoliée de ses droits. Son “jeu du propriétaire foncier” était conçu pour être un pamphlet contre la propriété privée immobilière : l’ironie de l’histoire en a décidé autrement.

Les prix Lizzie Magie 2024
Atiwa

Un jeu de Uwe Rosenberg,
illustré par Andy Elkerton,
édité par Lookout Games.

Uwe Rosenberg, expert des jeux de placements d’ouvriers, propose avec Atiwa une expérience ludique exigeante se déroulant dans la région éponyme du Ghana.

Les joueurs et joueuses incarnent une autorité locale qui doit exploiter de nouvelles terres et gérer les ressources naturelles pour développer leur communauté, tout en diffusant les connaissances sur l’importance des chauves-souris frugivores pour l’écosystème local et les risques de la pratique du galamsey, l’orpaillage rudimentaire et illicite au Ghana. Atiwa met l’accent sur la coopération entre les chauves-souris frugivores et les producteurs de fruits pour favoriser la reforestation des terres en jachère et améliorer les récoltes. Le jeu explore la valeur écologique de ces animaux, soulignant leur rôle essentiel dans la dissémination des graines pour reboiser les terres.

Atiwa valorise les actions de sensibilisation aux enjeux environnementaux, encourage une gestion équilibrée des besoins humains, et promeut l’importance du changement des comportements.

Le jury salue le travail de recherche de l’auteur. Uwe Rosenberg a enrichi le jeu d’un document fournissant des clés de compréhension des enjeux historiques, économiques et environnementaux de la région d’Atiwa. En parallèle, il a publié un livre traitant du sujet offrant ainsi une perspective plus approfondie (l’ouvrage n’étant pas traduit, le jury n’a cependant pas pu l’étudier). Ces éléments de contexte éclairent les joueurs et joueuses sur les réalités et les défis auxquels la région est confrontée, élargissant ainsi la portée du jeu. Cependant le jury émet des réserves concernant la représentation graphique idéalisée des conditions de vie des populations dans la région d’Atiwa, estimant que cela ne restitue pas pleinement les réalités vécues par ces communautés, alors que le jeu assume par ailleurs une approche plutôt réaliste, au moins documentaire.

Kauri

Un jeu de Charlec,
illustré par Jérémie Fleury,
édité par Débâcle Jeux.

À travers un jeu accessible de compétition territoriale, Kauri porte un regard critique sur l’impact de la colonisation de la Nouvelle-Zélande. Le jeu intègre à cette fin une mécanique originale d’élévation progressive du niveau de conscience écologique du colon anglais.

Par ailleurs, Kauri aborde frontalement la situation historique des peuples premiers, relégués aux marges de la société, confrontés à des inégalités sociales et des traités injustes les escroquant durablement de leurs droits.

Enfin, par un mode de jeu asymétrique pertinent, il met au même niveau des factions humaines et non-humaines accordant à chacune des objectifs légitimes, bien que leur réalisation implique des conséquences négatives pour les autres. Cette mise sur un pied d’égalité entre les différentes factions permet une meilleure compréhension de la complexité des enjeux.

Le jury félicite Charlec pour l’intégration élégante du propos par un système adapté. Les actions de jeu proposées sont tout autant narratives que mécaniques, et les dynamiques générées renforcent une immersion qui va au-delà du simple récit.

En somme, Kauri offre une expérience ludique immersive, combinant un gameplay stratégique avec une exploration critique de questions historiques et sociales sensibles.

Le Jury
Alice is missing

Un jeu de Spencer Starke,
illustré par Caleb Cleveland et Julianne Griepp
édité par Renegade Games
et localisé en version
française par Origames
.

Alice is missing propose de vivre une aventure au contexte particulier : Alice, jeune fille de 17 ans vivant dans une petite ville de province américaine, a disparu depuis trois jours. Ses camarades, incarnés par les joueurs et joueuses, vont essayer de la retrouver. Le jeu propose une expérience ludique différente, puisque cette quête va se dérouler uniquement par messages interposés. Muni de son smartphone, chaque participant va échanger avec les autres en jouant le rôle de son personnage et en faisant évoluer l’histoire. Celle-ci est donc issue d’une narration partagée similaire à celle d’un jeu de rôle, porté par un système très simple plus proche du jeu de société. Ainsi, au travers d’une trame qui se dessinera grâce à quelques tirages de cartes, les participants échangeront sur ce qui a pu arriver à Alice, de manière libre.

En osant aborder des thématiques souvent délaissées par le jeu de société (disparition, mort, mal de vivre, relations parents/enfants, violences faites aux femmes, …), l’auteur et l’éditeur nous invitent à nous interroger sur le monde contemporain, nos réalités sociales et leur complexité. La narration partagée offre l’opportunité à chacun de questionner nos réactions et nos préjugés lorsque nous nous trouvons confrontés à des difficultés humaines et sociales. Enfin, en laissant les joueurs et joueuses libres d’explorer les thématiques souhaitées, mais aussi d’éviter celles qu’ils ne souhaitent pas aborder durant ce moment, le jeu permet à chaque groupe de s’interroger différemment.

Alice is Missing peut être une expérience émotionnelle très forte : en choisissant un thème volontairement « difficile », réaliste et contemporain, l’auteur invite à vivre une expérience ludique qui va au-delà du simple divertissement.

L’association des Ludothèques Françaises

Site web de l’ALF

 

L’ALF est un réseau qui fédère, représente et accompagne les ludothèques et autres structures ludiques similaires depuis 1979. Le jury souhaite donc d’abord saluer son action de diffusion du jeu de société de longue date dans les territoires français. Bon nombre d’acteurs et actrices du milieu ludique ont été impactés lors de leur parcours par une ludothèque de quartier : nul doute que leur prosélytisme de terrain a contribué à faire du jeu de société moderne francophone ce qu’il est aujourd’hui. Par ailleurs, l’ALF défend publiquement le jeu (au sens large, et donc également le jeu de société) comme un véritable objet culturel, que ce soit au travers de ses actions de formation des ludothécaires, ou de ses prises de position publiques (supports de communication, actions auprès des institutions…).

En complément, l’association a publié en 2016 son projet politique, qui affirme le rôle des ludothèques en tant que structures d’éducation populaire, qui accompagnent « l’émancipation des personnes en développant un pouvoir d’agir qui permette à chacun de prendre sa place de citoyen-ne, et de s’inscrire dans une démarche de transformation sociale ».

Enfin, dans un contexte environnemental où nous devons questionner nos pratiques de production et de consommation, le réseau de plus de 700 ludothèques référencées (dont 400 adhérentes à l’ALF) permet de mutualiser les jeux.

Les ludothèques sont des équipements culturels de proximité déterminants pour pouvoir conserver le jeu de société en tant que pratique culturelle largement partagée de manière soutenable.

Le Jury
Friedemann Friese

Friedemann Friese, auteur de jeux de société depuis les années 90, se démarque par une production diversifiée, décalée et engagée. Son approche artistique underground et ses partenariats avec des illustrateurs comme Lars-Arn Kalusky et Harald Lieske incarnent une vision différente des jeux.

Récompensé pour ses créations politiquement engagées, il interroge notre réalité à travers des jeux comme Feierabend, mettant en lumière les luttes syndicales et promouvant un équilibre vie-travail. Futuropia, abordant le revenu universel, propose une répartition équitable du travail et des richesses pour libérer du temps aux habitants. Friese explore des thématiques sociales variées depuis ses débuts avec Friese’s Landlord en 1992 jusqu’à Fiese Freunde Fette Feten en 2005, évoquant des aspects de vie comme le divorce, le mariage homosexuel et les addictions. Ses jeux, tout en étant parfois trashs, utilisent des mécaniques originales pour traiter des sujets sociétaux. En 2010, Schwarzer Freitag critique les dérives financières, puis Fremde Federn en 2012 aborde celles de la politique et des médias. Friese se distingue par sa constance à utiliser le jeu de société comme outil de réflexion sur des enjeux sociaux et politiques contemporains.

Les jeux Opla

Site web des Jeux Opla

Les Jeux Opla, maison d’édition lyonnaise, se voient attribuer le prix Lizzie Magie pour leur démarche éditoriale engagée et durable. Depuis leur création en 2010 par Florent Toscano, ils se distinguent par une fabrication éco-responsable privilégiant des composants français issus de ressources contrôlées, soutenant ainsi les économies locales.

En plus de leur impact écologique, Opla s’engage dans des jeux de sensibilisation à la biodiversité, travaillant avec des experts pour offrir des expériences fidèles et informatives, comme avec la Ligue de Protection des Oiseaux pour Migrato ou Arthropologia pour Pollen. Collaborant avec des médias extérieurs, ils produisent des jeux comme Il était une Forêt avec le réalisateur Luc Jacquet. Leur jeu [Kosmopoli:t], fruit de quatre ans de travail avec le CNRS, explore les langues vivantes, favorisant ainsi l’ouverture culturelle par le jeu.

Leur diversité éditoriale inclut des collaborations avec des scénaristes et illustrateurs de bandes dessinées pour des jeux comme Lincoln se met au vert ou La Marche du Crabe. Récemment, leur gamme Cartzzle réinvente le puzzle en assemblant des cartes révélant des œuvres d’art. Avec une approche durable, éducative et diversifiée, Jeux Opla élargit les horizons ludiques tout en défendant des valeurs éthiques et culturelles fortes.

La gamme Cartaventura

Une gamme de jeux de Thomas Dupont
éditée par Blam!

La gamme Cartaventura est une collection de jeux narratifs aux scénarios immersifs et aux multiples dénouements. En totale coopération ou en solo, les joueurs et joueuses incarnent un personnage historique et développent leur aventure à l’aide de cartes proposant plusieurs actions possibles. Cette gamme explore diverses époques avec fidélité, proposant des récits documentés et basés sur des faits et personnages réels. Les illustrations à l’aquarelle, pensées comme des carnets de voyage, se dévoilent progressivement selon les décisions des joueurs. Un livret pédagogique, rédigé avec l’aide d’experts, enrichit l’expérience en explorant les enjeux et problématiques des époques abordées.

À travers ce prix, le jury souhaite valoriser une gamme de jeux qui, à travers une mécanique simple (et déjà explorée notamment par les livres dont vous êtes le héros), aborde des sujets sociaux et/ou moraux comme la recherche de la  rédemption, la reconstruction personnelle, la spiritualité ou l’esclavagisme. Sans sombrer dans le drame social ou le documentaire pédagogique, les auteurs incitent à des choix conscients concernant les conflits nationaux ou religieux, l’acceptation de la différence ou le racisme, reflétant ainsi les enjeux sociaux contemporains. De plus, le jury salue la volonté de l’éditeur de privilégier une fabrication locale et une sobriété matérielle, soulignant ainsi l’éthique éditoriale de la gamme.

Le Jury
  • Christel Beneston, ludicaire à la boutique Sortilèges de St Malo, gérante de Breizh Escape et membre d’associations ludiques.
  • Xavier Berret, gérant de bars à jeux L’Heure du Jeu, cogérant de l’espace de loisir le Quart d’Heure, cofondateur et ancien président du Réseau des Cafés Ludiques.
  • Sarah Blaineau, cogérante du bar-restaurant culturel et ludique La Reine de Cœur, animatrice et ancienne présidente de l’association rennaise Borderline Games.
  • Loïc Boisnier, ex-gérant des magasins Terres de Jeux – Temple du Jeu à Rennes, co-fondateur des associations ludiques Ludopathes Nantais et Toile Ludique Rennaise, et ancien juré pour le « Jeu de l’Année » en 2002..
  • Tiphaine Facélina, ancienne ludothécaire, animatrice en café ludique et ludicaire, fondatrice de l’association Ludibli et ancienne 
cogérante de l’entreprise d’animation ludique Fabulaire.
  • Henri Kermarrec, auteur de jeux, ancien président de la Société des Auteurs de Jeux, enseignant en game design, directeur artistique et graphiste pour le jeu de société.
  • Cathy Suignard, ludicaire à la boutique Le Lutin Ludique à Dinan, et cofondatrice et présidente du Groupement des Boutiques Ludiques.
  • Alan Vallet, ludothécaire à Rennes, membre du bureau de l’ALF Bretagne, formateur en culture ludique dans le champ socioculturel et fondateur du Prix du jeu de la Toile Ludique.

Elizabeth Magie, dit “Lizzie”, est autrice de jeu, écrivaine et sténographe américaine. Progressiste et féministe au tournant du 20e siècle, elle fait partie du mouvement Quaker et apprécie les idées de l’économiste Henry George, qui veut limiter le pouvoir des propriétaires fonciers avec un impôt unique. En 1903, elle dépose un brevet pour un jeu de société, The Landlord’s Game (Le Jeu du propriétaire foncier), avec lequel elle souhaite illustrer la « nature antisociale du monopole ». Il se diffuse sur les campus, dans le milieu des intellectuels de gauche et parmi les Quakers, sur la côte Est des Etats-Unis pendant plus de vingt ans.

En 1932, la troisième édition du jeu inclut également un mode de jeu alternatif et coopératif utilisant le matériel du Landlord’s Game, intitulé Prosperity. Dans ce mode de jeu, il s’agit d’utiliser les loyers pour améliorer les services publics, le Trésor Public restant propriétaire des terres ; le but est d’atteindre un état de “prospérité”, où le plus pauvre des joueurs dispose d’un capital de 7000$.

En 1933, un homme d’affaires sans le sou, Charles Darrow, s’approprie le jeu et le signe chez les Parker Brothers en son nom – ainsi est né le Monopoly. Spoliée de son brevet, Lizzie Magie consent malgré tout à un accord défavorable avec Parker Brothers, afin que le message véhiculé par le jeu soit le plus  largement diffusé. Ironie de l’histoire, loin de démontrer le caractère néfaste de la propriété privée immobilière, le Monopoly est devenu une icône du capitalisme.
Avec plus de 250 millions d’exemplaires vendus en une centaine d’années, il a contribué à servir de véhicule idéologique auprès de milliards d’enfants et d’adultes.

Par le Prix Lizzie Magie, le jury tient à rendre hommage à une personnalité forte et pourtant longtemps méconnue. Lizzie Magie fut une pionnière à utiliser le média du jeu de société pour promouvoir un message social engagé ; à imposer que son nom et son portrait soient placés en couverture du jeu, afin de faire reconnaître sa place d’autrice d’œuvre de l’esprit ; et enfin, à créer un jeu coopératif cinquante ans avant que cette mécanique de jeu soit développée dans biens d’autres jeux de société.

En savoir plus :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Elizabeth_Magie
https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Landlord’s_Game
https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_du_Monopoly